Pour autant, je ne crois pas qu'il soit facile d'abandonner sa maison. Alors que j'avais
facilement quitté ma chambre parce que je n'avais pas eu le temps d'y réfléchir, il est plus difficile de partir quand on nous en laisse le temps. J'écoute d'une oreille ceux qui disent qu'ils ne
comprennent pas pourquoi les japonais restent dans leurs maisons contaminées. " Moi, disent-ils, je partirais sans hésiter. " Partir ? Mais c'est quoi " partir " quand on ne peut rien emporter ?
Mon gars, ce n'est pas un déménagement ! Toi, qui exige qu'on enlève ses chaussures pour entrer chez toi, qui demande qu'on se lave les mains avant de les poser sur l'accoudoir du fauteuil, qui
essuie vigoureusement l'évier en inox pour éliminer la moindre trace d'eau, toi, laisserais-tu ta maison toute entière ? Accepterais-tu qu'elle soit réutilisée par des squatteurs, vandalisées par
des vagabons, récupérées par des pillards qui n'ont rien à perdre face à la radioactivité ?
A Pripiat, puisque les habitants n'ont pas trop eu le temps d'y réfléchir, il reste encore des
dessins accrochés sur les murs des salles de classe, des vêtements dans les armoires, des poupées dans des chambres dévorées par les mousses. Que pense-t-elle, la petite fille, quand elle voit sa
poupée qui passe à la télévision pour illustrer le néant que l'atome laisse derrière lui ? Que peut-elle dire, alors qu'elle la voit, comme les autres, depuis son nouveau salon, trop vielle dans
son costume d'adulte ? " Mais c'est MA poupée qu'ils ont filmée là ! " C'est plus facile de regarder ces images quand les objets ne sont que des restes abandonnés, que lorsqu'ils sont des
morceaux de soi, éparpillés au passage d'un nuage, ou d'une vague.